jeudi 19 février 2015

P'tite Chronique BD 6 : LA CARICATURE ET LA LIBERTÉ D’EXPRESSION

P'tite Chronique BD 6
LA CARICATURE ET LA LIBERTÉ D’EXPRESSION


Nous vivons dans un pays où existe et perdure la liberté d’expression. Elle nous est comme naturelle… Les morts de ces dernières semaines, hélas, nous rappellent que ce n’est pas le cas dans une majorité de pays à travers le monde.

Le mot caricature vient du latin caricare : charger, exagérer. La caricature, l’exagération donc, est présente dans l’histoire humaine au travers de ses moyens d’expression, (dessin, sculpture) et de ses supports divers (pierre, papyrus, vases…).
En France, le combat pour la liberté d’expression est mené depuis des siècles, un combat incertain engagé contre la censure. Au moyen-âge, les auteurs s’en prennent au pouvoir quel qu’il soit par le biais d’animaux représentant les hommes (anthropomorphisme) et la royauté est la cible de leurs critiques mais - et c’est nouveau - la religion n’est pas épargnée. Au XIVe siècle, par exemple, Philippe IV le Bel est caricaturé sous les traits d'un âne méchant et pervers.

 Les lettres composant son nom, Fauvel, sont les initiales de six vices : 
flatterie, avarice, vilenie, variété (velléité), envie, lâcheté (1)
Le texte, satirique a été composé peu après 1316 par des membres de la chancellerie royale. 
(Source : www.tpecaricatures.canalblog.com)

Des visages outranciers, des attitudes exagérées, poussant à la moquerie, sont visibles aux portails et même sur les stalles de chœurs des cathédrales d’Amiens, Chartres, Rouen… (On nomme alors les caricatures sculptées le "grotesque". Elles sont un exutoire "païen" pour les artistes). L’invention de la gravure et de l’imprimerie propagera le phénomène, étendant la caricature de la religion à la moquerie du pouvoir en général ou à la vie quotidienne et favorisant la diffusion de celles-ci. François 1er autorisera la diffusion des caricatures puis les censurera quelques années plus tard (1520). Tout au long des siècles, ce sera donc une longue suite d’autorisations et d’interdictions.

Jacques Callot (1592-1635) avec "les Gobbis" et François Rabelais en littérature dans Pantagruel ou Gargantua ont éprouvé cet art. De grands maîtres de la peinture comme Léonard De Vinci (1452-1519), Hannibal Carrache (1554-1619) l’ont pratiqué avec succès.

En Angleterre, jouissant très tôt de la liberté d’expression, William Hogarth (1697-1764), s’illustrera dans cet art puis suivront d’autres auteurs brillants comme Gillray (1757-1815), Henry Bunbury (1750-1811) ou George Cruikshank (1792-1878)…

Gilray : le premier ministre anglais, William Pitt et Napoléon Ier 
se partageant le monde (Le Plumb-pudding en Danger)
 et Cruikshank : "Peace and Plenty"

La Révolution Française de 1789 va multiplier les images caricaturales. 1500 gravures satiriques seront recensées entre 1789 et 1792(2), plus cruelles les unes que les autres. Elles émaneront des révolutionnaires comme des royalistes. La caricature est une arme et aussi un langage politique en voie d’autonomisation (3).
Louis XVI est le sujet favori des caricaturistes sous la révolution française, 
en pourceau à Versailles ou en cochon après la fuite à Varenne (1791).

Dès 1804, Napoléon 1er établira une censure stricte de la presse. Les pays étrangers, comme l’Angleterre, une fois de plus, sauront réagir avec humour et férocité à celui qui allait devenir rapidement leur ennemi, le présentant sous les traits d’un insatisfait, d’un boulimique ou d’un ogre...

Sous Louis-Philippe et la Monarchie de Juillet comme sous le règne de Napoléon III, les caricaturistes vont jouir d’une grande renommée et leur plume sera redoutée et combattue par les pouvoir qui vont se succéder.
Honoré Daumier (1808-1879), André Gill (1840-1895), Charles Léandre (1862-1934), Caran d'Ache (1858-1909), Cham (1818-1879), Granville (1803-1847) et bien d'autres vont se faire remarquer par leur sens de l’humour parfois très cruel....

Philipon (1806-1882), fondateur du journal "La Caricature", dessina une fameuse tête de louis Philippe en forme de poire dans "Le Charivari" (journal publié entre 1832 et 1937) qu’il avait aussi fondé. Il sera condamné en 1834 pour cette série de métamorphoses.


     Les poires de Philipon dans le Charivari valurent à leur auteur une condamnation.
Le journal publia en une le jugement de cette condamnation, dans un texte 
…en forme de poire (1834)

Le tableau « Olympia » de Manet vue par Cham (1863)

Se moquer des riches, surtout en cette période où les scandales sont nombreux (le financement du Canal de Panama en 1892, par exemple), des puissants (Louis-Philippe ou Napoléon III), de la religion (quelle qu’elle soit, la nôtre comme celle de notre voisin). 
L’Affaire Dreyfus donnera lieu - elle aussi - entre 1894 et 1906, à bon nombre de caricatures. "L'assiette au Beurre", "la caricature", "La Lune" (qui, suspendu, ressortira sous le titre de "L’Éclipse"), "Le Rire" "Le Courrier Français", "le Chambard Socialiste", hebdomadaires satiriques publiés entre le XIXe siècle le XXe siècle, témoignent de cette recherche de moquerie, de causticité sans concession... 
Caricature de Claude Guillaumin sur la faillite de la Compagnie du canal de Panama.
 Journal « le Grelot » du 27/11/1892 © domaine public 
Honoré Daumier : « - Chaud ! Chaud ! Bertrand, faut pousser à la vente de la marchandise, faut battre la grosse caisse, faire la parade, attirer l'attention du jobard. Chaud ! Chaud ! Attaquons nous dans les journaux, écrivons nous, répondons nous, répliquons nous, injurions-nous et surtout affichons-nous. - Tu crois que le public n'a pas la clé de ces frimes là ? - Laisse donc, c'est comme nos serrures, tout le monde en a la clé excepté le public. »

 André Gill se moque des avocats à la cour d’Assises (1866)...
...et caricature Charles Dickens (1868)

Avec la première guerre mondiale, la caricature devient une arme de propagande. Et les dessinateurs vont participer à l’effort de guerre français. C’est dans ce contexte que va naître le 10 septembre 1915 le « Canard Enchaîné ».

Entre les deux guerres, la caricature s’est répandue, chaque journal a ses propres auteurs. Elle s’est banalisée, simplifiée, stylisée, aseptisée…

Durant la seconde guerre mondiale, la censure est extrême et, même s’il existe des dessins, ceux-ci sont essentiellement antisémites et utilisés à des feins de propagande.
Depuis la censure imposée par la guerre de 1939-1945, la Liberté d’Expression a regagné un terrain énorme. Mais les caricatures n’ont plus le vent en poupe, concurrencées par la télévision, la radio… Les revues du début de siècle ont toutes cessé d’exister et le Canard Enchaîné reste bien seul.


Le contexte politique des années 50 et les crises à répétition de la IVe république sont un terreau favorable à l’arrivée de nouveaux auteurs irrespectueux comme Jean Effel.

Ainsi, pendant plus d’une décennie, le Général de Gaulle sera la cible préférée des caricaturistes.
Depuis près de quarante ans, les caricaturistes, Jean Mulatier ou Jean-Claude Morchoisne, Patrice Ricord ou encore Jean Solé sont les héritiers de ces grands anciens. Ils ont atteint le succès avec un dessin académique, leur caricature est de facture classique. Ils n’ont en revanche pas la même mordant que leurs aînés.

Depuis la fin des années 1960, Mulatier, Ricord, Rampal ou Morchoisne s’imposent comme les héritiers des grands caricaturistes du XIXe siècle.

Dans les années 60, c’est donc du côté de la presse satirique que les dessinateurs vont se lâcher. Quelques traits rapidement exécutés vont personnifier le général de Gaulle, Chaban-Delmas, Georges Pompidou, Lecanuet… C’est Hara-Kiri, le Journal bête et méchant qui œuvre pendant une décennie. Certains auteurs viennent du magazine Pilote, d’autres autour du professeur Choron et de François Cavanna vont naître… C’est donc le moment où vont émerger de nouveaux styles, de nouvelles façons d’aborder la satire. Pas de limites à l’humour : les auteurs vont se frotter à l’irrespect, ils vont choquer, pousser les frontières virtuelles de l’humour encore plus loin, vers la douleur, le mauvais goût et le crade, risquant à force de provocations, de ne plus être drôles.

Charlie Hebdo va naître des cendres d’Hara-Kiri et maîtriser bien mieux les débordements libertaires et les provocations d’Hara kiri. Ainsi vont se trouver propulsés Cabu, Carali, Catherine, Charb, Gébé, Jul, Luz, Honoré, Nicoulaud, Plantu, Reiser, Riss, Satouff, Serre, Siné, Tignous, Topor, Willem, Wolinski…
Siné hebdo (devenu mensuel) et Charlie Hebdo. 
Ils recueillent les talents de la caricature moderne, héritière des provocations des siècles passés. Si les limites de la Liberté  d’expression et de la presse sont toujours tutoyées par les auteurs, la société humaine a beaucoup évolué, les contrastes se sont radicalisés et les rapports entre les communautés se sont complexifiés remettant en cause le droit au blasphème

L'Humour de Charlie Hebdo, c'est comme celui d'une cour de récré. Il est libre et universel. C’est celui de l’enfant qui éprouve en permanence ses parents pour tester les limites de son champ d’action et se réjouit à chaque moment de pouvoir le faire.

Mais en peu de temps internet a changé la donne, un dessin peut être vu au même instant dans le monde entier, dans des pays qui ne jouissent pas d’une aussi grande liberté que la nôtre,  pour qui le blasphémateur est condamné à mort. L’obscurantisme meurtrier cherche à redistribuer les cartes, armé de kalachnikov. Et par des hommes qui peuvent être armés, programmés pour tuer.

Les caricaturistes témoignent, provoquent, émeuvent, révoltent. Parfois nous ne sommes pas d'accord avec eux ou nous trouvons qu'ils vont trop loin mais ils doivent être présents au cœur de notre société.

 Les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 suppriment la notion de blasphème du droit français :

- Article 10 : Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi,


Article 11 : La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.

Ainsi, il faut chercher des arguments, écouter ceux qui ne pensent pas comme nous, échanger avec eux et même évoluer, accepter de changer d'idée... Mais ça passe par l’échange, le dialogue, si délicat et difficile soit-il. Jamais par l’anéantissement de l’autre.

Nous ne devons pas oublier Anna Politkovskaia, journaliste russe assassinée, nous devons rendre hommage à tous ces combattants courageux (avec un crayon, une camera, un ordinateur...) du monde arabe et du monde entier disparus au champ de l'horreur :
 -  Kais al-Hilali, le Lybien (il dessinait sur les murs, la presse étant interdite). Il a été tué en 2011,
 -  Raad al-Azzawi, un cameraman irakien (il a été décapité),
 -  les syriens Youssef Mahmoud El-Dous, Rami Adel Al-Asmi et Salem Abdul-Rahman Khalil, 3 journalistes d’Orient TV. Ils ont été pris pour cible par un missile lancé par le pouvoir en place,
 -  Raëf Badaoui, fondateur du «Réseau libéral saoudien». Il est condamné à 10 ans de prison et 1000 coups de fouet pour avoir appelé à lutter contre l’influence de la religion sur la vie publique en Arabie saoudite. Il a été fouetté en public.

Indignons-nous encore et encore !

 Bien entendu, toute contribution à cette chronique sera la bienvenue ;)




Le droit au blasphème : Texte très intéressant de Daniel Borillo dans le blog de Mediapart



(2) Source : http://expositions.bnf.fr/daumier/pedago/02_1.htm. Cité dans "La caricature, deux siècles de dérision salutaire", Historia, n° 651, mars 2000, p.52.

(3) Annie Duprat, "La caricature, arme au poing : l'assassinat d'Henri III, p.105, in Sociétés et représentations, "Le rire au corps", n° 10, décembre 2000, Credhess. Une étude du Pew Research Center 27 estime qu'en 2012, 22% des pays et territoires ont des lois anti-blasphème, et 11% disposent de textes pénalisant l'apostasie (l'abandon de la Foi). Les sanctions juridiques pour ces transgressions varient de l'amende à la mort. (source Wikipedia).

© Alain Peticlerc 2015. Toute reproduction interdite.

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