P'tite Chronique BD 6
LA CARICATURE ET LA LIBERTÉ
D’EXPRESSION
Nous vivons dans un pays où existe et perdure la liberté
d’expression. Elle nous est comme naturelle… Les morts de ces dernières
semaines, hélas, nous rappellent que ce n’est pas le cas dans une majorité de
pays à travers le monde.
Le mot caricature vient du latin caricare : charger, exagérer. La
caricature, l’exagération donc, est présente dans l’histoire humaine au travers
de ses moyens d’expression, (dessin, sculpture) et de ses supports divers (pierre,
papyrus, vases…).
En France, le combat pour la liberté d’expression est
mené depuis des siècles, un combat incertain engagé contre la censure. Au
moyen-âge, les auteurs s’en prennent au pouvoir quel qu’il soit par le biais
d’animaux représentant les hommes (anthropomorphisme) et la royauté est la
cible de leurs critiques mais - et c’est nouveau - la religion n’est pas
épargnée. Au XIVe siècle, par exemple, Philippe IV le
Bel est caricaturé sous les traits d'un âne méchant et pervers.
Des visages outranciers, des attitudes exagérées, poussant à la
moquerie, sont visibles aux portails et même sur les stalles de chœurs des
cathédrales d’Amiens, Chartres, Rouen… (On nomme alors les caricatures sculptées
le "grotesque". Elles sont un exutoire "païen" pour les artistes). L’invention de la gravure et de l’imprimerie propagera
le phénomène, étendant la caricature de la religion à la moquerie du pouvoir en
général ou à la vie quotidienne et favorisant la diffusion de celles-ci. François
1er autorisera la diffusion des caricatures puis les censurera quelques années
plus tard (1520). Tout au long des siècles, ce sera donc une longue suite
d’autorisations et d’interdictions.
Jacques Callot (1592-1635) avec "les Gobbis" et François Rabelais en littérature dans Pantagruel ou Gargantua ont
éprouvé cet art. De grands maîtres de la peinture comme Léonard De Vinci
(1452-1519), Hannibal Carrache (1554-1619) l’ont pratiqué avec succès.
En Angleterre, jouissant très tôt de la liberté
d’expression, William Hogarth (1697-1764), s’illustrera dans cet art puis
suivront d’autres auteurs brillants comme Gillray (1757-1815), Henry Bunbury (1750-1811)
ou George Cruikshank (1792-1878)…
Gilray : le premier ministre
anglais, William Pitt et Napoléon Ier
se partageant le monde (Le Plumb-pudding en Danger)
et Cruikshank : "Peace and Plenty"
se partageant le monde (Le Plumb-pudding en Danger)
et Cruikshank : "Peace and Plenty"
La Révolution Française de 1789 va multiplier les images
caricaturales. 1500 gravures satiriques seront recensées entre 1789 et 1792(2),
plus cruelles les unes que les autres. Elles émaneront des révolutionnaires
comme des royalistes. La caricature est une arme et aussi un langage politique
en voie d’autonomisation (3).
Dès 1804, Napoléon 1er établira une censure stricte de
la presse. Les pays étrangers, comme l’Angleterre, une fois de plus, sauront
réagir avec humour et férocité à celui qui allait devenir rapidement leur ennemi,
le présentant sous les traits d’un insatisfait, d’un boulimique ou d’un ogre...
Sous Louis-Philippe et la Monarchie de Juillet comme
sous le règne de Napoléon III, les caricaturistes vont jouir d’une grande
renommée et leur plume sera redoutée et combattue par les pouvoir qui vont se
succéder.
Honoré Daumier (1808-1879), André Gill (1840-1895),
Charles Léandre (1862-1934), Caran d'Ache (1858-1909), Cham (1818-1879),
Granville (1803-1847) et bien d'autres vont se faire remarquer par leur sens de
l’humour parfois très cruel....
Philipon (1806-1882), fondateur du journal "La
Caricature", dessina une fameuse tête de louis Philippe en forme de poire dans
"Le Charivari" (journal publié entre 1832 et 1937) qu’il avait aussi
fondé. Il sera condamné en 1834 pour cette
série de métamorphoses.
Le journal publia en une le
jugement de cette condamnation, dans un texte
…en forme de poire (1834)
Le tableau « Olympia »
de Manet vue par Cham (1863)
Se moquer des riches, surtout en cette période où les
scandales sont nombreux (le financement du Canal de Panama en 1892, par exemple),
des puissants (Louis-Philippe ou Napoléon III), de la religion (quelle qu’elle
soit, la nôtre comme celle de notre voisin).
L’Affaire Dreyfus donnera lieu - elle aussi - entre 1894
et 1906, à bon nombre de caricatures. "L'assiette au Beurre", "la
caricature", "La Lune" (qui, suspendu, ressortira sous le titre
de "L’Éclipse"), "Le Rire" "Le Courrier Français",
"le Chambard Socialiste", hebdomadaires
satiriques publiés entre le XIXe siècle le XXe siècle, témoignent de cette
recherche de moquerie, de causticité sans concession...
Honoré
Daumier : « - Chaud ! Chaud ! Bertrand,
faut pousser à la vente de la marchandise, faut battre la grosse caisse, faire
la parade, attirer l'attention du jobard. Chaud ! Chaud ! Attaquons nous dans
les journaux, écrivons nous, répondons nous, répliquons nous, injurions-nous et
surtout affichons-nous. - Tu crois que le public n'a pas la clé de ces frimes
là ? - Laisse donc, c'est comme
nos serrures, tout le monde en a la clé excepté le public. »
...et caricature Charles Dickens (1868)
Avec la première guerre mondiale, la caricature devient
une arme de propagande. Et les dessinateurs vont participer à l’effort de
guerre français. C’est dans ce contexte que va naître le 10 septembre 1915 le «
Canard Enchaîné ».
Entre les deux guerres, la caricature s’est répandue,
chaque journal a ses propres auteurs. Elle s’est banalisée, simplifiée,
stylisée, aseptisée…
Durant la seconde guerre mondiale, la censure est
extrême et, même s’il existe des dessins, ceux-ci sont essentiellement
antisémites et utilisés à des feins de propagande.
Depuis la censure imposée par la guerre de 1939-1945, la
Liberté d’Expression a regagné un terrain énorme. Mais les caricatures n’ont
plus le vent en poupe, concurrencées par la télévision, la radio… Les revues du
début de siècle ont toutes cessé d’exister et le Canard Enchaîné reste bien
seul.
Le contexte politique des
années 50 et les crises à répétition de la IVe république sont un terreau
favorable à l’arrivée de nouveaux auteurs irrespectueux comme Jean Effel.
Ainsi, pendant plus d’une décennie, le Général de Gaulle
sera la cible préférée des caricaturistes.
Depuis près de quarante ans, les caricaturistes, Jean Mulatier
ou Jean-Claude Morchoisne, Patrice Ricord ou encore Jean Solé sont les
héritiers de ces grands anciens. Ils ont atteint le succès avec un dessin
académique, leur caricature est de facture classique. Ils n’ont en revanche pas
la même mordant que leurs aînés.
Depuis la fin des années
1960, Mulatier, Ricord, Rampal ou Morchoisne s’imposent comme les héritiers des grands caricaturistes
du XIXe siècle.
Dans les années 60, c’est donc du côté de la presse
satirique que les dessinateurs vont se lâcher. Quelques traits rapidement
exécutés vont personnifier le général de Gaulle, Chaban-Delmas, Georges
Pompidou, Lecanuet… C’est Hara-Kiri, le Journal bête et méchant qui œuvre
pendant une décennie. Certains auteurs viennent du magazine Pilote, d’autres
autour du professeur Choron et de François Cavanna vont naître… C’est donc le
moment où vont émerger de nouveaux styles, de nouvelles façons d’aborder la
satire. Pas de limites à l’humour : les auteurs vont se frotter à
l’irrespect, ils vont choquer, pousser les frontières virtuelles de l’humour
encore plus loin, vers la douleur, le mauvais goût et le crade, risquant à
force de provocations, de ne plus être drôles.
Charlie Hebdo va naître des cendres d’Hara-Kiri et
maîtriser bien mieux les débordements libertaires et les provocations d’Hara
kiri. Ainsi vont se trouver propulsés Cabu, Carali, Catherine, Charb, Gébé, Jul,
Luz, Honoré, Nicoulaud, Plantu, Reiser, Riss, Satouff, Serre, Siné, Tignous, Topor,
Willem, Wolinski…
Siné hebdo (devenu mensuel) et Charlie Hebdo.
Ils recueillent les talents de la caricature moderne, héritière des
provocations des siècles passés. Si les limites de la Liberté d’expression et de la presse sont toujours
tutoyées par les auteurs, la société humaine a beaucoup évolué, les contrastes
se sont radicalisés et les rapports entre les communautés se sont complexifiés
remettant en cause le droit au blasphème
L'Humour de Charlie Hebdo, c'est comme celui d'une cour
de récré. Il est libre et universel. C’est celui de l’enfant qui éprouve en
permanence ses parents pour tester les limites de son champ d’action et se
réjouit à chaque moment de pouvoir le faire.
Mais en peu de temps internet a changé la donne, un
dessin peut être vu au même instant dans le monde entier, dans des pays qui ne
jouissent pas d’une aussi grande liberté que la nôtre, pour qui le blasphémateur est condamné à mort.
L’obscurantisme meurtrier cherche à redistribuer les cartes, armé de
kalachnikov. Et par des hommes qui peuvent être armés, programmés pour tuer.
Les caricaturistes témoignent, provoquent, émeuvent,
révoltent. Parfois nous ne sommes pas d'accord avec eux ou nous trouvons qu'ils
vont trop loin mais ils doivent être présents au cœur de notre société.
Les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 suppriment la notion de blasphème du droit français :
Les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 suppriment la notion de blasphème du droit français :
- Article
10 : Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu
que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi,
-
Article
11 : La libre communication des pensées et des opinions est un des droits
les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer
librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés
par la Loi.
Ainsi, il faut chercher des arguments, écouter ceux qui
ne pensent pas comme nous, échanger avec eux et même évoluer, accepter de changer
d'idée... Mais ça passe par l’échange, le dialogue, si délicat et difficile soit-il.
Jamais par l’anéantissement de l’autre.
Nous ne devons pas oublier Anna Politkovskaia,
journaliste russe assassinée, nous devons rendre hommage à tous ces combattants
courageux (avec un crayon, une camera, un ordinateur...) du monde arabe et du
monde entier disparus au champ de l'horreur :
- Kais
al-Hilali, le Lybien (il dessinait sur les murs, la presse étant interdite). Il
a été tué en 2011,
- Raad al-Azzawi, un cameraman irakien (il a été décapité),
- les syriens Youssef Mahmoud El-Dous, Rami Adel Al-Asmi
et Salem Abdul-Rahman Khalil, 3 journalistes d’Orient TV. Ils ont été pris pour cible par un missile lancé
par le pouvoir en place,
- Raëf
Badaoui, fondateur du «Réseau libéral saoudien». Il est condamné à 10 ans de
prison et 1000 coups de fouet pour avoir appelé à lutter contre l’influence de
la religion sur la vie publique en Arabie saoudite. Il a été fouetté en public.
Indignons-nous encore et
encore !
Le droit au
blasphème : Texte très intéressant de Daniel Borillo dans le blog de Mediapart
(1) (source : www.tpecaricatures.canalblog.com)
(2) Source : http://expositions.bnf.fr/daumier/pedago/02_1.htm. Cité dans "La caricature, deux siècles de dérision salutaire", Historia, n° 651, mars 2000, p.52.
(3) Annie Duprat, "La caricature, arme au poing : l'assassinat d'Henri III, p.105, in Sociétés et représentations, "Le rire au corps", n° 10, décembre 2000, Credhess. Une étude du Pew Research Center 27 estime qu'en 2012, 22% des pays et territoires ont des lois anti-blasphème, et 11% disposent de textes pénalisant l'apostasie (l'abandon de la Foi). Les sanctions juridiques pour ces transgressions varient de l'amende à la mort. (source Wikipedia).
© Alain Peticlerc 2015. Toute reproduction interdite.
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