jeudi 26 juin 2014

P'tite Chronique BD 5 : les cités Obscures


P'tite Chronique BD 5

Où il est question de l’Obscurité 
et de ses Cités…


Les Cités obscures sont nées de l’imagination du scénariste Benoît Peeters et du dessinateur François Schuiten. Tous deux se connaissent depuis l’enfance et inaugurent le cycle avec "Les Murailles de Samaris", qui est publié par Casterman en 1983.

C’est dans un univers parallèle au notre que se déroulent ces histoires fantastiques, dont l’ensemble (une douzaine d’albums et autant de hors-séries) propose une œuvre d’une cohérence et d’une complexité inégalée en bande dessinée à ce jour.
En fait, la planète (sorte d’anti-terre) sur laquelle sont implantés ces Cités se situe sur l’axe du soleil à l’opposé exact de notre Terre, des portes permettent de passer de l’une à l’autre mais néanmoins très peu de personnes sont aptes à les franchir, ne trouve-t-on pas la maison de l’architecte Paul Cauchie, pourtant sise à Bruxelles, dans la ville de Mylos ? (L’archiviste)…
Mais est-ce notre monde qu’ils trouvent ou un monde onirique, comme Giovanni Battista dans "La Tour", passant d’un monde en noir et blanc à un monde en couleurs ou d'un univers photographique à un monde dessiné, comme Augustin Desombres dans "L'enfant penchée".

Les cités imprègnent les hommes qui les habitent, façonnent leur mode de pensées tout autant que l’esprit de leurs créateurs habite ces cités. Elles ressemblent à la structure que pouvaient avoir celles de l’antiquité grecque, (ce sont des villes-états) ; en dehors d’elles pas ou très peu de vie, de travail, de communications…
Chaque album apporte une connaissance approfondie d’une ville au travers de vies contrariées de personnages y vivant et pour qui la perception de la réalité est altérée, comme Eugen Robick l’urbatecte témoin de l’expansion du Cube puis du réseau de "La Fièvre d’Urbicande" ou Franz, de retour de mission de Samaris, qui ne reconnaît plus la ville dans laquelle il a vécu.

Les villes sont traitées comme les hommes qui les habitent, elles sont bien plus qu’un décor - même Samaris, où tout n’est qu’apparence -. Elles existent. Omniprésentes, elles sont le cœur de l’histoire et un album entier ne permet pas d’en établir le portrait… Les Cités obscures sont des puzzles proches d’un univers Kafkaïen, au dessein jamais simple, et comme K., l’Arpenteur du «Château», les héros des Cités Obscures n’atteignent pas leurs buts et les auteurs eux-mêmes se plaisent à brouiller les pistes.
Albert Chamisseau, agent d’assurance carnassier ne supporte plus son ombre devenue colorée et retrouve l’équilibre et sa véritable ombre quand il devient artiste de théâtre d’ombre...
Les albums évoluent aussi, puisque la fin des "Murailles de Samaris" a été modifiée lors d’une réimpression et que "L’Archiviste" en passant du format A3 au format A4 a vu son nombre de pages augmenter entre 1987 et 2000.
Il n’y a pas une morale, à proprement parler, à tirer de chaque album mais de multiples questions que l’on peut se poser, qui peuvent renvoyer à notre propre vie ou à la perception de notre environnement, des Autres, de la normalité ou de l’anormalité.
Acceptons-nous cette anormalité, telle une ombre colorée, ou Mary Von Rathen attirée par l’attraction d’une planète occulte, qui penche irrépressiblement, comme Michaël Jackson dans "Smooth Criminal", une toux irrépressible (Constant Abeels dans Brüsel) et comment les héros vont-ils se transcender, survivre ?
Peut-être les cités Obscures ne sont que la parabole de la quête de l’autre, celui qui nous complète, celui qui manque aux personnages pour (re)trouver leur équilibre.
© http://www.bedetheque.com


Sources :
Graphiquement, les références sont multiples à l’intérieur de chaque album et renvoient à l’architecture de Piranèse pour "La tour", à Etienne–Louis Boulée, Jean-Antoine Alavoine pour son éléphant de la Bastille repris dans "Les Mystères de Pâhry", Horta pour son architecture intérieure… Antonio Sant'Elia, Auguste Perret pour l’architecture ou Léon Benett, illustrateur de Jules Vernes pour le canon extrait des "Cinq cents millions de la Begum" de la page 56 de la Fièvre d’Urbicande, l’architecte Auguste Perret pour Brüssel (il est belge lui aussi).
Le design des véhicules évoque Raymond Loewy ou Robida ou les illustrateurs américains du début du XXe siècle… Tout comme la tour de Babel de Bruegel aura pu inspirer François Schuiten pour "La Tour" à la fin du chapitre 3.
La maquette gigantesque de "Brüsel" nous renvoie aussi à la création des décors du film "Métropolis" de Fritz Lang, où hommes et maquettes d’immeubles se côtoient…
Toutes ces sources, ces influences ne sont pas gratuites, elles donnent l’aspect formel de chaque lieu, en renforçant l’impression d’unité ou la disparité…
 
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L’abord des personnages de François Schuiten ne renvoie pas à la "Ligne Claire" (c’est uniquement le contour dessiné d’une forme qui la détermine) chère à l’Ecole Belge mais au travail de gravure d’Albrecht Dürer, au dessin de Franklin Booth.
Le relief des visages, des corps, des bâtiments est révélé par des lignes parallèles plus ou moins espacées ou entrecroisées. Si au début de sa carrière, les personnages semblaient figés, traités avec une rigueur extrême, Schuiten su les assouplir petit à petit par un modelé bien plus subtil,  et a rapidement réussi à dégager des personnages féminins beaucoup de sensualité.

La série compte aujourd'hui une douzaine d'albums, tous publiés aux éditions Casterman, et traduits dans une dizaine de langues.


« Les Murailles de Samaris » en septembre 1983

Pour Benoît Peeters : "la question de la série a été évoquée fin 1982, en finissant "Les Murailles". Lorsque "La Fièvre" commence à paraître dans le magazine "A suivre", le projet est assez clair".
"Mais nous n'imaginions pas un instant qu'il nous occuperait si longtemps".


« La Fièvre d'Urbicande » en janvier 1985

« La Tour » en avril 1987


« La Route d'Armilia » en avril 1988

« Brüsel » en août 1992 

6 « L'Enfant penchée » en janvier 1996

7 « L'Ombre d'un homme » en mars 1999

La video "Naissance d'une Planche", à la fin de cette chronique,
 évoque la création de la planche 14 de cet album.


 
8 « La Frontière invisible » t. 1, en avril 2002 et t. 2, en avril 2004 regroupés aussi sous un seul tome.





 9 « La Théorie du grain de sable »  t. 1, en août 2007 et t. 2, en septembre 2008

 
10 « Souvenirs de l’éternel présent »

Les couvertures capturées 



Ces albums de BD sont complétés par des Hors-séries de formats et de formes différentes, A3 par exemple pour "l’Echo des Cités", avec un DVD pour "L’Affaire Desombres"… 
Tels :

Le Mystère d'Urbicande, 
L'Archiviste, 
Le Musée A. Desombres, 
Souvenirs de l'Éternel présent  
L'Écho des Cités, 
Mary la penchée, 
Le Guide des Cités, 
Voyages en Utopie, 
L'étrange cas du docteur Abraham, 
L'Affaire Desombres, 
Les Portes du Possible...

Ils assombrissent ou éclaircissent (mais complexifient en tous cas) la temporalité et la géographie des personnages et des Cités et explorent d’autres systèmes de narration, comme "l’Echo des cités" dans lequel fausses unes, articles, et photos se mêlent…
Le puzzle ainsi créé par les auteurs acquérant une troisième dimension. Après le temps, l’espace, il y aurait donc le support et la technique. Puisque certains albums sont uniquement en noir et blanc, d’autres en couleurs, d’autres mélangent les deux, le dessin et la photographie, le dessin et l’illustration… La chronologie, elle-même est très disparate, puisque "l’enfant penchée" se déroule 747 ans après "La Tour".

C'est un travail brillant qu'ont réalisé les deux amis qui se développe encore et dont on découvre toujours les ramifications… 

 © www.altaplana.be
Est-ce que le futur album "Revoir Paris" non lié aux "Cités", hommages aux auteurs futuristes du début du XXe siècle, tels Robida, prévu pour novembre prochain (lié à l'exposition présentée de novembre 2014 à mars 2015) ne servira-t-il pas de terreau à un futur album des "Cités" ?


Biographie sélective des auteurs 

© http://www.lesimpressionsnouvelles.com

Benoît Peeters né le 28 août 1956 à Paris.
Après de brillantes études et une licence de philosophie à la Sorbonne (Université de Paris I), il a préparé le diplôme de l’École pratique des hautes études sous la direction de Roland Barthes. Il est titulaire d’une habilitation à diriger des recherches (HDR).

Auteur de romans :
"Omnibus" biographie imaginaire de l’écrivain Claude Simon, 1976. Editions de Minuit.
"La Bibliothèque de Villers" hommage à Jorge Luis Borges et Agatha Christie, 1980. Robert Laffont.

Spécialiste de l'univers d’Hergé et de Tintin :
"Hergé, fils de Tintin", une biographie passionnante et complète d’Hergé et "Le Monde d’Hergé", "Lire Tintin", "Les Bijoux ravis, une lecture moderne de Tintin".

Scénariste pour d’autres dessinateurs : 
Frédéric Boilet, Anne Baltus pour "Dolorès", et "Calypso" et Alain Goffin, et la photographe Marie-Françoise Plissart.

Auteur de plusieurs essais sur la bande dessinée, le scénario, le storyboard et l'écriture en collaboration, mais aussi sur Paul Valéry‚ Alfred Hitchcock, Töpffer, Nadar, Victor Horta, Jirô Taniguchi et Chris Ware.

En 2010, Benoît Peeters a publié la première biographie du philosophe Jacques Derrida et en 2014 publie "Valery. Tenter de vivre", un portrait synthétique du poète Paul Valery.

Benoît Peeters a collaboré avec le cinéaste Raoul Ruiz pour le film "La Chouette aveugle" et le livre "Le Transpatagonien". Il a réalisé plusieurs courts métrages, de nombreux documentaires, dont la série "Comix" pour Arte et l’INA, un moyen métrage (L’Affaire Desombres), un long métrage, Le Dernier Plan, et de grands entretiens filmés avec Alain Robbe-Grillet.

Conseiller éditorial chez Casterman, il est aussi le directeur d'une maison d'édition indépendante, "Les Impressions Nouvelles" et dispense des cours en tant que maître de conférence au sein du Département des arts et sciences de la communication de l'Université de Liège.

En février 2013, François Schuiten et Benoît Peeters ont reçu le Grand Prix manga au Japan Media Arts Festival ; c'est la première fois que ce prix était décerné à des auteurs étrangers.





© http://actualitte.com

François Schuiten :
Fils de Robert Schuiten, architecte à Bruxelles dans les années 1950-1960, François Schuiten, est né en 1956 et publie sa première histoire dans l’édition belge de Pilote à l’âge de 16 ans.
A l'atelier bande dessinée de l'Institut Saint-Luc, il rencontre Claude Renard avec qui il réalisera deux albums : "Aux médianes de Cymbiola" et "Le Rail", regroupés sous le titre "Métamorphoses" paru chez Casterman.
Avec son frère Luc, il élabore au fil des ans le cycle des "Terres creuses" dans Métal Hurlant. Trois albums sont parus à ce jour : "Carapaces", "Zara" et "Nogegon".
Depuis 1982, il se consacre avec son ami d'enfance, le scénariste Benoît Peeters, à la série "Les Cités obscures".
Ces albums ont été traduits dans une dizaine de langues et ont obtenu de nombreuses récompenses.
Cette année, Benoît Peeters et François Schuitten ont fait don des planches originales de quatre albums des Cités Obscures, à la BNF. 
Une exposition à la Galerie des donateurs leur a été consacrée du 6 mai au 15 juin 2014. 
Une passionnante video était présentée à cette occasion, illustrant à merveille le processus créatif des deux auteurs.


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Merci à Benoît Peeters pour m'avoir transmis le lien ;)
Liens 






Bien entendu, toute contribution à cette chronique sera la bienvenue ;)

Alain

Actualisée le 30 juin 2014

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